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I
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Bien qu'il
existe depuis plus de quatre siècles, c'est seulement depuis
quelques années que le "jardin de pierre" de Ryoanji est devenu
l'objet d'un vif intérêt. Jusqu'alors, peu de gens connaissaient
son existence ou s'intéressaient à lui. Nos conceptions
esthétiques ne nous fournissaient pas les moyens de le comprendre.
Ce n'était en fait, selon nos critères, rien moins qu'un
jardin : dénué de tout pittoresque "oriental", sans fleurs,
sans arbres épanouis, sans lanternes de pierre ni ponts délicats
surplombant des bassins de poissons rouges, il n'avait rien à
nous offrir que quelques rochers dispersés et une surface unie
de sable. Qu'y avait-il là qui pût séduire?
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Chaque
époque voit ce qu'elle est préparée à découvrir.
C'est seulement après qu'une certaine évolution de nos
propres traditions nous eut appris à voir le jardin de
Ryoanji que nous en vînmes à le considérer comme
un chef-d'oeuvre. Que nous le regardions comme un jardin, comme une
sculpture ou comme une peinture, nous sommes à présent
frappés par la perfection de sa composition abstraite, réduite
à l'essentiel, qui nous fait mieux comprendre les principes présidant
à la conception non seulement d'autres jardins mais aussi bien
de formes d'expression différentes. La netteté du sable
blanc évoque les surfaces vierges de la peinture sumi
et de la calligraphie, des parquets oû l'on pose les tatami
(nattes), voire, de façon plus subtile, certains aspects de la
musique, de la poésie haïku et de la danse Nô.
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Bien
qu'on attribue la conception de ce jardin au célèbre Soami,
son véritable créateur est inconnu. Il convient pourtant
de noter qu'en matière de jardins les moines bouddhistes étaient
des maîtres. C'est avec l'introduction des doctrines du Zen au
cours de l'ère Kamakura (1150-1310) que les principes de la religion
furent appliqués aux règles traditionnelles de la composition
des jardins. A cette époque on rédigea plusieurs importants
traités relatifs à cet art. L'application des principes
religieux se fit plus rigoureuse encore avec l'accession de Kyoto au
rang de capitale culturelle du Japon, et elle atteignit son plein épanouissement
dans les jardins de la période Muromacho. C'est alors - et sans
doute en 1499 - que fut créé le jardin de Ryoanji, un
temple bouddhiste de la secte zen Rinzai.
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Entouré
de trois côtés par un petit mur de terre, il ne peut être
vu que de la véranda du temple qui borde son quatrième
côté. Cet unique point de vue, joint à la tranquillité
du lieu (sur les collines, hors de Kyoto), souligne le fait que ce jardin
est un objet de contemplation - mais non point pourtant une image du
passé, évoquant le caractère transitoire de la
vie, car l'absence de fleurs et de formes susceptibles de se faner et
de tomber fait que l'on ne songe pas à l'impermanence d'une beauté
momentanée. Sa beauté est celle du roc et du sable et
de leurs "correspondances" abstraites. Ce jardin a le caractère
permanent de toutes choses, et si quelque changement se produit, ce
n'est pas en lui, mais dans l'esprit de celui qui regarde et dans l'idée
qu'il s'en fait.
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L'espace
vierge du jardin, comme le silence, absorbe l'esprit, le libère
des détails insignifiants, l'entraîne au "royaume
des multitudes". Pourtant, il n'est pas possible d'ignorer les
rochers. Comme le sable, ceux-ci constituent un élément
de base de l'esthétique japonaise. A Ryoanji, ils aident à
suggérer de complexes associations d'idées. Rappelons
qu'il était coutumier, jadis, de "nommer" les pierres d'après
des figures bouddhiques et de leur assigner certaines dispositions rituelles.
Par exemple, une disposition triangulaire ou un groupe de trois pierres
constituait souvent une référence à une triade
sacrée. De même, la disposition respective de rochers verticaux
et horizontaux, ronds ou plats, était terminée par des
considérations philosophiques aussi bien qu'esthétiques,
tel le principe du Yang et du Yin. Notons encore que les quinze rochers
de Ryoanji ne peuvent être vus en même temps, ce qui nous
rappelle peut-être que nos sens ne peuvent saisir d'un même
et unique point de vue tous les aspects de la réalité.
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La
plupart des interprétations du jardin de Ryoanji se fondent essentiellement
sur ces rochers, laissant d'ordinaire le sable de côté.
Lorsqu'on parle de lui, il est considéré en tant qu'espace
vierge, comme une image du vide. Mais alors une question se pose : si
le jardin est cette image du vide, pourquoi n'est pas fait seulement
d'un rectangle de sable nu? Pourquoi ces rochers, soigneusement choisis
et disposés? Et c'est ici que nous touchons à l'un des
paradoxes fondamentaux de la pensée bouddhiste : ce n'est
que par la forme que nous pouvons concevoir le vide. Le vide n'est
pas considéré comme un concept accessible par le processus
analytique de la raison, mais comme une affirmation de l'intuition ou
de la perception : "un fait d'expérience au même titre
que la rectitude d'un bambou ou la rougeur d'une fleur" (D. T. Suzuki).
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C'est
de ce "fait d'expérience" que découle le principe de la
peinture sumi. La feuille de papier blanc n'est que du papier,
et c'est seulement en le couvrant de signes qu'on y crée du vide
- un peu comme c'est le bruit que fait la grenouille en plongeant dans
la mare qui crée le silence, dans le haïku bien connu
de Basho. Le son donne une forme au silence, en fait le vide, l'absence
de son. Dans le théâtre Nô, c'est la voix et la musique
qui nous font prendre conscience de ce silence, des costumes savants
et multicolores créent un sentiment de simplicité et de
nudité - et dans la danse, le mouvement crée l'immobilité,
l'immobilité devient mouvement.
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Le
vide, exprimé par l'espace vierge en peinture, par le silence
en musique, par l'ellipse en poésie ou par l'immobilité
dans la danse, ne peut être créé et compris que
par le truchement de formes esthétiques amenant à sa perception
conceptuelle. Ainsi, c'est dans un poème bien construit que le
plongeon sonore de la grenouille créera le silence, et Si les
mouvements du Nô ne sont pas parfaitement exécutés,
ils donneront le sentiment non de l'immobilité mais d'une mobilité
ralentie. De même, sans le choix et la disposition très
étudiés des rochers, le sable de Ryoanji perdrait toute
signification.
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Cette
disposition des rochers dans chaque groupe et des groupes entre eux
est un des sommets de l'art. On ne pourrait ajouter, ôter une
pierre ou modifier leur position sans détruire la composition
générale et par conséquent sa signification (1)
Mais on peut se demander : pourquoi cinq groupes? pourquoi quinze rochers?
Un seul groupe ou un seul rocher ne suggérerait-il pas mieux
l'idée de vide, en laissant libre une plus grande surface de
sable? Du point de vue rationnel, oui. Mais c'est oublier que ce rocher
ou ce groupe deviendrait un "centre d'intérêt ", attirant
toute l'attention, telle une sculpture. Une sculpture isolée
retient ou déçoit notre attention, mais n'affecte pas
l'espace qui l'entoure. La pensée se fixe et se concentre sur
cette forme et les idées ou l'émotion qu'elle suscite.
Les rapports de cette forme avec l'espace qui l'entoure ne peuvent être
formulés que d'un point de vue dualiste; ils sont positifs ou
négatifs (2).
Deux groupes de rochers oonstltueraient un double objet d'attention,
créant peut-être une "tension spatiale " entre eux, mais
toujours sans rapport avec cet espace lui-même, Trois groupes
constitueraient une solution esthétique et conceptuelle classique
et presque universelle, et d'ailleurs ce schème triangulaire
n'est pas absent du jardin de Ryoanji. Pourtant, s'en tenir à
cette composition c'eût été mettre l'accent seulement
sur la notion de triade - et laisser l'attention du spectateur se fixer
sur la forme des choses. Pour aller au-delà du symbolisme littéral,
pour exprimer complètement la notion d'espace vide, il fallait
faire un pas de plus. Le rapport entre la forme et l'espace devait être
tel que l'esprit ne s'arrêtât pas à l'un des deux
seulement, mais saisit leur nécessité respective, leur
relation mutuelle. Dès lors l'adoption de cinq groupes de rochers
nous apparaît comme une solution à la fois subtile et complexe,
soulignant l'unité indivisible du sable et de la pierre. La forme
prend sa place dans l'espace vierge de telle manière que nous
percevons le vide comme une forme et la forme comme un vide.
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